Les négociations sur l'exploitation minière des fonds marins : deux chercheurs au cœur de l'AIFM

Pierre-Yves Cadalen et Tiago Pires Da Cruz ont tous deux participé à la deuxième partie de la vingt-huitième session de l’Autorité Internationale des Fonds Marins (AIFM) à Kingston, en Jamaïque. Accrédités via la délégation scientifique de la Deep Ocean Stewardship Initiative, ils ont pu suivre les négociations et mener des entretiens avec des diplomates, représentants d’ONG ou d’intérêts miniers.

Pierre-Yves Cadalen est chercheur au laboratoire Amure à Brest. Ses travaux portent sur la reconfiguration des rapports de pouvoir du fait de la question écologique, l'articulation entre échelles de pouvoir et le gouvernement des biens communs environnementaux.

Dans sa thèse, il a étudié l'Amazonie en Équateur et en Bolivie : il s'agit de partir d'espaces concrets pour étudier les rapports globaux de pouvoir écologique.

Ses recherches portent sur les rapports de pouvoir afférents aux communs environnementaux. Après un premier postdoctorant lié à la méthanisation agricole en Bretagne, il travaille désormais sur les négociations liées à la biodiversité en haute mer, et les dynamiques de pouvoir articulées à l'exploration et la possible exploitation des grands fonds marins.

Tiago Pires da Cruz est doctorant au Centre Émile Durkheim – Science politique et sociologie comparatives (UMR 5116), à Sciences Po Bordeaux sous la direction de Daniel Compagnon. Ses travaux portent sur le gouvernement des enjeux environnementaux de l’Océan et sur les enjeux extractifs des grands fonds marins. Il est membre du groupe de recherche interdisciplinaire « Océan profond et sociétés » du Groupement de Recherche Mers et Océan du CNRS (GdR OMER) ainsi que du projet « ABYSSES », dirigé par les juristes Sophie Gambardella et Pascale Ricard.

ZOOM sur une négociation multilatérale en lien avec la biodiversité : les négociations sur l’exploitation minière des fonds marins

Les grands fonds marins sont des milieux sensibles et peu connus, soumis à un calendrier minier qui s’accélère. Leur avenir est suspendu aux décisions qui pourront émerger des négociations de l’Autorité International des Fonds Marins (AIFM).

S’y déplaçant pour les négociations de juillet 2023, le Secrétaire d’État à la Mer français Hervé Berville y déclarait :

« Nous avons démontré la semaine dernière au Conseil notre volonté de ne pas autoriser l’exploitation minière des fonds marins sans régulations robustes ».

Partagés entre le besoin en minéraux liés à la transition énergétique et le constat de l’effondrement de la vie marine, les négociations qui viennent de s’achever furent l’occasion de constater des débats vifs sur la place que peut y avoir la biodiversité, ainsi que les enjeux de justice internationale qui sous-tendent les discussions en bien des cas.

Qu’est-ce que l’Autorité International des Fonds Marins (AIFM) ?

L’AIFM est une organisation issue de la Convention des Nations unies sur le Droit de la Mer de 1982. Chargée de réguler la Zone, c’est-à-dire les grands fonds marins au-delà des juridictions nationales, elle est l’objet d’une attention particulière.

En effet, le récent traité sur la Conservation et l’utilisation durable de la diversité biologique en haute mer (BBNJ), ainsi que l’adoption de l’accord de Kunming-Montréal par la CoP 15 de la Convention sur la Diversité Biologique (CDB) semblent créer un momentum particulier pour une gouvernance environnementale globale des milieux marins. L’exploitation minière fait dans ce contexte face à des critiques plus institutionnelles, du fait d’un changement du cadre normatif qui donne une centralité nouvelle aux questions environnementales.

Quels sont les enjeux de biodiversité abordés lors des négociations internationales des Fonds Marins ?

L’AIFM possède une autorité sur les ressources non-vivantes situées sur et sous les fonds marins. À ce titre, elle dispose de trois grands champs de compétences : le développement d’un cadre légal d’exploitation minière ; la protection des écosystèmes face aux dégâts que peut provoquer cette activité ; ainsi que le développement des connaissances scientifiques dans la Zone.

Elle doit faire cela selon un principe négocié dans les années 1970, une décennie marquée par les mouvements de décolonisation : le « patrimoine commun de l’humanité ». Tous les États, côtiers ou non-côtiers, doivent ainsi pouvoir bénéficier des actions de l’AIFM, et des bénéfices issus de l’exploitation minière des grands fonds marins. Leur produit attendu serait toutefois trop faible pour espérer un bénéfice réel en termes redistribution des richesses.

Quels risques pour la diversité biologique ?

La vie marine n’est pas toujours au centre des négociations, parfois délaissées pour faire place à des discussions sur le partage des bénéfices issus de l’extraction ou sur des questions institutionnelles – discussions de nature premièrement juridiques, secondement économiques. Pourtant, le nombre de pays favorables à de la précaution ou une interdiction s’est encore multiplié lors de la session de juillet[1].

Les raisons sont ainsi exposées par une des délégations qui annonçait sa position en faveur du moratoire pour les dix prochaines années au minimum. « La priorité doit être accordée à la protection des fonds marins internationaux, jusqu’à ce que :

  1. des études approfondies et concluantes sur les impacts environnementaux potentiels des activités minières dans la Zone soient disponibles,
  2. y compris la perte et les dommages à la biodiversité marine ;
  3. la production de panaches étendus de sédiments, de métaux et de toxines qui affectent les espèces et les écosystèmes marins ;
  4. les dommages à la rétention du carbone dans les fonds marins et ses conséquences liées aux changements climatiques ;
  5. la pollution sonore due à l’activité des machines industrielles ; et
  6. l’introduction de métaux toxiques dans les chaînes trophiques marines »

Quels résultats des négociations ?

Les tensions perceptibles lors des négociations ont abouti à des décisions qui jouent sur le temps : une majorité des délégations promettent de continuer à négocier en toute « bonne foi » un Code Minier pour les deux prochaines années. Mais la plupart refusent également l’idée de se voir imposer des contrats d’exploitation avant la fin des négociations sur ce règlement…

… alors même que ces négociations pourraient encore s’éterniser. Une des entreprises minières a publié une vidéo lors de la première semaine de négociations (13 juillet 2023 - la fin de celles-ci étant le 28 juillet), répétant qu’elle a l’intention de soumettre une licence commerciale pour l’exploitation d’une zone en grands fonds marins, ce qui serait une première mondiale.

Et la CDB ?

Le rôle de la CDB a été moins évoquée que le récent traité BBNJ, mais fut loin d’en être absente ! Le Secrétariat de la Convention a même envoyé deux observatrices assister aux discussions.

Une déclaration pouvait être attendue à la suite de la COP de décembre à Montréal. En effet, le paragraphe 16 de la décision 24 portant sur la « Conservation et utilisation durable de la diversité biologique marine et côtière » mentionnait explicitement l’AIFM et les fonds marins et demandait le respect pour le « principe de précaution ».

Pourtant, l’intervention de la CDB n’a pas mentionné ce paragraphe, lui préférant un autre invitant les « organisations internationales et d’autres programmes pertinents, à approuver officiellement le cadre mondial de la biodiversité de Kunming-Montréal ». Il s’agissait alors surtout de de célébrer la collaboration entre l’AIFM et le Secrétariat de la CDB, notamment sur les questions liées à la recherche de réponses techniques et scientifiques posées par une possible future exploitation minière. La priorité est donc donnée à l’articulation entre régimes internationaux, et le risque d’empiéter politiquement sur le régime voisin, est dans tous les esprits.

Les prochaines étapes ?

L’accélération du calendrier minier et la mobilisation croissante autour des appels à la précaution semblent liées. Ainsi, on peut s’attendre que les futures actions des acteurs miniers soient suivies de fortes réactions, peut-être dès les prochaines négociations d’octobre-novembre 2023 ?

Dans tous les cas, il est certain que les questions afférentes à la diversité biologique et aux vies marines resteront un des thèmes transversaux et majeurs des prochaines échéances. Ils le sont, en tout état de cause, compte tenu des bouleversements majeurs que subissent d’ores et déjà les milieux de vie.

 

Article rédigé par Tiago Pires Da Cruz et Pierre-Yves Cadalen.


[1] Dans l’ordre chronologique depuis juin 2022, ces 21 pays sont à ce jour : Fiji, Palau, Samoa, Chili, Costa Rica, Équateur, États Fédérés de Micronésie, Espagne, Nouvelle-Zélande, France, Allemagne, Panama, Vanuatu, République Dominicaine, Suisse, Suède, (et en juillet 2023) Irlande, Canada, Brésil, Finlande et Portugal.

Tiago Pires da Cruz et Pierre-Yves Cadalen
Jamaica